Le 8 octobre 2025
Naguib Mahfouz publie en 1959 un sommet du roman arabe : foisonnant, allégorique, polémique, Les fils de la Médina dégage le souffle des grands mythes.
- Auteur : Naguib Mahfouz
- Collection : Babel
- Editeur : Actes Sud
- Nationalité : Égyptien
- Traducteur : Jean-Patrick Guillaume
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
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Critique : Naguib Mahfouz occupe, dans la grande histoire du roman, et particulièrement dans le monde arabe, une position singulière, prestigieuse et troublée. Chantre du réalisme social qui le rapprocherait des naturalistes français comme Émile Zola, où la rigueur et la précision de la documentation et de la plume rendent compte des vies telles qu’elles sont, il fut aussi capable d’œuvres plus allégoriques, entremêlant ses premiers amours à la force évocatrice de la parabole et de la métaphore.
C’est plutôt pour la partie réaliste qu’il fut le premier auteur de langue arabe à remporter le Prix Nobel de Littérature en 1988, avec sa Trilogie du Caire, épais triptyque qui relate la vie dans la ville qu’il a le plus dépeinte. Mais sa verve allégorique, plus rare, fait des merveilles, notamment dans Les fils de la Médina, en 1959. D’abord publié sous la forme de feuilleton dans le quotidien égyptien Al-Ahram, il n’est sorti en volume qu’en 1967, mais au Liban, à Beyrouth. Pour cause : sous la pression des milieux les plus conservateurs, dans l’Égypte d’Al Nasser, il est impossible pour le roman de paraître. Jusqu’en 1994 au moins, et une tentative d’assassinat le visant, on peut dire que Mahfouz engendre une haine de la part des plus radicaux, et ce roman pivot dans sa carrière, d’un point de vue stylistique et thématique, en est une des raisons premières.
Il faut dire que d’aucuns voient dans Les fils de la Médina, non sans fondements, une parabole des religions abrahamiques.
Pourtant, à première vue, nous assistons à la naissance et à la vie cabossée d’un quartier, celui de la Gamaliyya, au cœur de la Conquérante (al-qahira, soit Le Caire en arabe). Sa description du quartier et de son devenir permet à Mahfouz d’aborder en premier lieu, loin de la question du sacré, celle du partage de la richesse et du maintien de l’ordre. Pour preuve, la récurrence des deux termes que Jean-Patrick Guillaume ne peut traduire : waqf et futuwwa. Le waqf désigne la gestion des ressources du quartier, et le futuwwa est le chef de bande qui fait office de gendarme dans l’intérêt du gestionnaire du waqf, qui a la main lourde sur son gourdin.
Résulte de notre lecture une étonnante humeur, réflexive et admirative. Réflexive face aux thèses exposées par Mahfouz, qui n’exclut pas par exemple la violence sociale pour reprendre le pouvoir si cela est juste. Admirative face à l’ambition et la vigueur d’une œuvre aux ramifications infinies.
Surtout, dans ces six cents pages réside une puissance mythique et un sens du drame qui n’est pas sans rappeler ceux des grandes tragédies grecques. Mahfouz renforce cette sensation par le découpage en cinq parties, qui sont autant d’étapes de la vie du quartier, et le fait que dans chacune d’entre elles les précédentes ont eu le temps de devenir des mythes. Leur héritage est même discuté et mis en relation avec les événements présents. Cette mise en abîme met en lumière, en ligne de mire, la proéminence du mektoub, que les Grecs connaissent sous le nom de fatum : le destin auquel on ne peut échapper.
Le lecteur n’échappera pas, lui, à une lecture théologique des Fils de la Médina, et on ne lui en voudra pas.
Pour cause, la structure suit celle du Pentateuque, en cinq parties, et comporte 114 chapitres, soit autant de sourates que le Coran, ce qui ne saurait être un hasard. Certaines allusions narratives sont aussi trop évidentes pour être ignorées : les deux premiers fils d’Adham, protagoniste de la première partie au patronyme sans équivoque, connaissent le même sort que Abel et Caïn dans la Bible. Rifaa, héros de la troisième partie, est sans doute le plus explicite dans son évocation d’un Prophète, en l’occurrence Jésus, amis des pauvres et recrutant des acolytes pour réaliser l’équivalent de miracles. Ainsi, Adam, Moïse, Jésus et Mahomet se reconnaissent aisément, et leurs descriptions - voire leur simple évocation - ne peuvent laisser insensible. D’autant que les personnages du roman, et à travers eux Mahfouz, osent douter de la sincérité du Fondateur qui ne revient jamais malgré le malheur de son peuple, père d’Adham dans l’histoire, et donc Dieu d’un point de vue métaphorique.
Mais il convient de ne pas laisser cette manière de lire le roman phagocyter les autres. Les fils de la Médina est bel et bien une parabole religieuse, acerbe, mais il est bien plus que cela : roman social qui saisit un esprit égyptien et décrit ses mœurs en profondeur, ainsi que les mentalités qui composent sa société, grand récit épique, saga familiale et réflexion sur le bon usage du pouvoir au sens large.
Plusieurs romans en un, en somme. Et une sommité de roman.
640 pages
ISBN : 978-2-7427-4482-4
Prix indicatif : 12.20€
Jean-Patrick GUILLAUME
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