Une belle prise, mais à quel prix ?
Le 22 juin 2025
Plans-séquences virtuoses menés jusqu’à exténuation et sensation d’énergie dépensée en pure perte donnent un fort impact émotionnel à ce film qui mêle réalisme social et mélodrame carnavalesque, œuvre d’un grand cinéaste japonais qu’une rétrospective bienvenue à la Cinémathèque en 2012 a permis de découvrir.


- Réalisateur : Shinji Sōmai
- Acteurs : Ken Ogata, Yukiyo Toake, Masako Natsume, Kōichi Satō, Saburō Ishikura
- Genre : Comédie dramatique
- Nationalité : Japonais
- Durée : 2h20mn
- Titre original : 魚影の群れ

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– Sortie au Japon : 29 octobre 1983
Résumé : Dans un village de pêcheurs de thon, sur la presqu’île de Shimokita, les relations difficiles et mouvementées entre un vieux pêcheur, sa fille, et le petit ami de celle-ci qui veut lui aussi devenir pêcheur.
Critique : Mort à cinquante-trois ans en 2001, Shinji Sōmai a eu le temps, en vingt ans, de réaliser plus de dix longs-métrages dont aucun n’est sorti commercialement en France jusqu’en 2023, pas même Sērā-fuku to kikanjū - Sailor Suit and the Machine Gun (1982), énorme succès au Japon, ni le très réputé Taifū Kurabu - Typhoon Club (1985).
On ne peut donc que saluer l’initiative de la Cinémathèque Française qui a consacré, du 12 décembre 2012 au 6 janvier 2013, une rétrospective à cette œuvre dont Mathieu Capel, dans son texte d’introduction, souligne le formidable appétit de formes, de personnages et de péripéties.
C’est bien une sensation d’énergie peu commune qui habite Gyoei no mure - La grosse prise dont les personnages butés, habités par leur idée fixe (le père et la fille, complices mais se défiant sans cesse ; le gendre qui veut devenir pêcheur coûte que coûte et venir à bout tout seul, comme son beau-père, d’un thon de cent quatre-vingts kilos) n’arrivent au bout de leur obsession qu’au prix de l’épuisement ou d’une réussite dérisoire qui ne saurait compenser la perte irréparable qu’elle entraîne (et qui peut être celle de la vie même).
Pour filmer cette histoire ancrée dans un contexte géographique et social très précis (les ports de pêche du Japon septentrional), Sōmai semble parfois emprunter la voie d’un réalisme âpre, proche du documentaire, mais, formé à l’école du roman porno de la Nikkatsu à l’époque de la débâcle du cinéma japonais traditionnel, il ne craint pas de mélanger les genres et de mêler comique et mélodrame sans reculer devant l’excès, dans le plus pur esprit carnavalesque.
On admettra que le cinéaste recourt, par moments, à certains procédés faciles, mais c’est une sensation de virtuosité opératique, époustouflante sans être gratuite, qui domine tout au long des deux heures vingt de cette ample saga en trois temps, au rythme des saisons de pêche.
Un formidable travail sur le plan-séquence mené jusqu’à l’exténuation*, pierre angulaire du style de Sōmai, s’y déploie en particulier dans deux longues scènes de sexe filmées en temps réel, légèrement éprouvantes mais captivantes car porteuses de véritables enjeux dramatiques ; tout comme dans celles, très techniques, du duel avec l’animal au bout de la ligne ; et surtout dans l’épisode, tout en amples mouvements de caméra, des retrouvailles du héros avec son épouse qui l’a quitté vingt ans plus tôt et qu’il poursuit sous la pluie après que, entendant des pas sur l’asphalte, il se soit approché de la fenêtre de sa chambre d’hôtel et que leurs regards se soient croisés.
La réconciliation, le nouveau départ, entrevus à l’issue de cette séquence qui, feux d’artifices inclus, représente sans doute le clou du film (disons : le clou des clous), tourneront court, bien entendu, comme toutes les autres entreprises dans cet univers de l’énergie dépensée en pure perte où, comme le dit encore Capel, « l’assomption première (est) que quelque chose ne tourne pas rond, qu’au cœur du monde s’est ménagé une étrange fissure. »
Mais si l’amertume et le sentiment de l’échec inéluctable sont omniprésents, le souffle romanesque et l’allégresse formelle donnent à cette Grosse prise un impact émotionnel peu commun.
*long travail de force, cette ligne tortueuse qu’il dessine et qu’il refuse de couper tant qu’elle n’a pas révélé tous ses méandres (Mathieu Capel : Shinji Sōmai, carnavalesque. Programme de décembre 2012 - février 2013 de la Cinémathèque Française)
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