Blocs d’utopie
Le 26 février 2015
Malraux, Vittorini, Fortini dialoguent dans ce film composé, tout en ruptures, qui explore en six chapitres l’histoire du vingtième siècle et de ses utopies.
- Réalisateur : Jean-Marie Straub
- Genre : Expérimental, Politique
- Nationalité : Français, Suisse
- Distributeur : JHR Films
- Durée : 1h10mn
- Date de sortie : 11 mars 2015
L'a vu
Veut le voir
– Production : Andolfi, Belva Film
– Film précédé du court-métrage La guerre d’Algérie (2014)
– Sortie conjointe de quatre autres films de Jean-Marie Straub : Un conte de Michel de Montaigne (2012, 35 mn) ; À propos de Venise (2013, 24 mn, texte de Maurice Barrès) ; Dialogues d’ombres (1954-2013, 29 mn, texte de Georges Bernanos) ; La madre (2012, 20 mn, texte de Cesare Pavese)
L’argument : Conçu en six parties, Kommunisten est un parcours dans l’Histoire du XXe siècle, mêlant Malraux et des fragments des films précédents de Jean-Marie Straub :
– Le Temps du mépris (2014)
– L’Espoir (Ouvriers, paysans, 2001)
– Le Peuple (Trop tôt, trop tard , 1982)
– Le Apuane (Fortini / Cani, 1976)
– L’Utopie communiste (La mort d’Empédocle, 1987)
– Nouveau monde (Noir péché, 1989).
Critique : Le 23 février 2013, Jean-Marie Straub présentait Kommunisten en avant-première à la Cinémathèque française devant une salle Langlois comble. Face à une assistance fervente et, il faut le dire, quelque peu intimidée (voire déconcertée en l’entendant fredonner une chanson des années trente : « On n’a jamais vu ça ,
Hitler en pyjama, Mussolini en ch’mise de nuit, Et Chamberlain en cal’çon d’bain .... »), il évoquait son agacement lorsque, à l’époque de la chute du mur de Berlin, on ne cessait de clamer hypocritement la fin des idéologies pour ne pas avouer trop clairement le soulagement face à la déconfiture du communisme réel.
C’est peut-être pour cela qu’il a choisi de faire entendre, en ouverture de ce film annoncé comme un « résultat de mes insomnies et de mon envie de me jeter la tête contre les murs », l’hymne officiel de la République démocratique allemande, Auferstanden aus Ruinen (Ressuscité des ruines, texte de Johannes R. Becher, musique de Hanns Eisler).
Il y a dans ce choix, comme dans tout ce qui va suivre, une volonté polémique, une part de provocation délibérée, une manière de dire d’emblée que le rêve communiste n’est pas mort, ce rêve d’une chose dont Karl Marx parle, en 1843, dans sa lettre à Arnold Ruge : « On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. » (« Es wird sich dann zeigen, dass die Welt längst den Traum von einer Sache besitzt, von der sie nur das Bewusstsein besitzen muss, um sie wirklich zu besitzen »). Que ce rêve est plus actuel, plus nécessaire que jamais, mais aussi qu’il était à l’œuvre même dans ses manifestations les plus contestables.
Ce rêve d’une chose, c’est aussi celui qu’étouffe, que bloque chez le spectateur englué un cinéma enivré de sa propre virtuosité (comme celui, Straub dixit, pratiqué par Welles dans The Stranger, et aussi, sans doute, mais on n’a pas le droit de le dire, dans Citizen Kane).
- Kommunisten - Jean-Marie Straub - Andolfi - Belva Film - JHR Films
Le cinéma dont se réclame Straub, celui qu’il perpétue à sa manière radicale, non réconciliée, mais ouverte au monde (et au rêve), est autre. C’est celui, notamment, des frères Lumière lors de la sortie d’usine en plan fixe reprise de la partie égytienne de Trop tôt, trop tard (1982) qui constitue le troisième bloc, intitulé Le Peuple, de cette succession de courts-circuits qu’est Kommunisten.
Le film, tout en changements de rythmes et de genres, convoque en effet des fragments extraits d’œuvres antérieures qu’il fait dialoguer avec un premier chapitre tourné à Rolle, Suisse, en juillet 2014, et dont le texte est emprunté au Temps du mépris (1935) de Malraux.
Cette nouvelle peu connue s’inspirait probablement de Die Prüfung : Roman aus einem Konzentrationslager (1934), œuvre dans laquelle l’écrivain communiste Willy Bredel témoignait sous forme romanesque de son internement dans le camp de concentration de Fuhlsbüttel après l’accession d’Hitler au pouvoir.
- Kommunisten - Jean-Marie Straub - Andolfi - Belva Film - JHR Films
Straub a retenu trois passages du texte de Malraux : une scène où deux inculpés, debout devant un mur blanc dans la lumière blafarde d’une salle d’interrogatoire, répondent aux questions d’un inquisiteur narquois et sûr de sa position de force auquel le cinéaste (alias Jubarite Semaran) prête sa voix hors champ ; une deuxième scène où la torture et l’incarcération sont évoquées mais non figurées, l’écran restant noir (Straub : « On n’allait pas filmer de la fausse torture ! Ni faire des métaphores sur la torture, ou montrer un mec encagoulé dans une baignoire, il y en a marre ! ») ; enfin, en deux longs plans fixes que distingue un léger changement de cadrage (plus plongeant pour le second), le dialogue amoureux d’un couple filmé de dos face à ce qui, à l’oreille, pourrait être une cour de ferme. Car bien-sûr, les bruits du monde ne sont pas moins importants qu’un texte rendu étrange par les césures, les accents, les intonations non naturelles : comme toujours dans le cinéma des Straub, il faut que ça coince pour qu’on entende vraiment.
- Kommunisten - Jean-Marie Straub - Andolfi - Belva Film - JHR Films
À ce premier mouvement s’enchaîne, sans solution de continuité, L’Espoir, le volet hawksien, beaucoup plus découpé, de l’ensemble : un long extrait de Ouvriers, paysans (2001) dans lequel une femme et deux hommes lisent un texte d’Elio Vittorini devant un sous-bois, l’un d’eux racontant « son changement » et découvrant « ce que c’est qu’être communiste dans les rapports quotidiens et les rapports amoureux ».
- Kommunisten - Jean-Marie Straub - Andolfi - Belva Film - JHR Films
Puis, après l’épisode égytien déjà évoqué, un carton (1967, l’année de publication du livre I cani del Sinai), introduit un passage de Fortini / Cani (1976), intitulé Le Apuane : d’abord une série de panoramiques sur le paysage aride et escarpé des Alpes Apuanes écrasées par le soleil (Straub : « montagnes de marbre, à la fois éternelles, comme indifférentes, implacables, en dehors de la souffrance et pourtant le théâtre de la lutte des classes ») , deux plaques entrevues venant rappeler les massacres de populations civiles qui y furent perpétrés par les SS au moment de la retraite de l’armée allemande en août 1944 ; ensuite la lecture par Franco Fortini d’un texte nécessaire où il s’insurge contre la mythisation du nazisme, son interprétation commode, complaisante, comme folie ou bestialité alors qu’il est bien plutôt le produit ultime d’une terrifiante normalité.
- Kommunisten - Jean-Marie Straub - Andolfi - Belva Film - JHR Films
Le ton change à nouveau du tout au tout pour devenir lyrique et délirant avec L’Utopie communiste (extrait de La mort d’Empédocle, 1987) développée dans le grand discours final d’Empédocle (invisible, disparu de l’écran) face à l’Etna et aux frondaisons se métamorphosant sans cesse sous l’effet de la lumière changeante, avant que (dans Noir péché, 1989) Danielle Huillet, assise immobile sur un talus, ne regarde longuement la caméra puis, tournant brusquement la tête vers l’arrière, vers un ailleurs, un futur hypothétique, ne lance la question Nouveau monde ? (Neue Welt ?), Straub choisissant de couper là et de (ne pas) clore, de laisser suspendu à cet espoir fragile le parcours de Kommunisten.
- Kommunisten - Jean-Marie Straub - Andolfi - Belva Film - JHR Films
Les propos de Straub cités en italique dans l’article, recueillis par Frédéric Bonnaud, sont extraits de la plaquette de présentation du film. Ceux concernant Welles sont empruntés à l’intervention du 23 février à la Cinémathèque.
Galerie Photos
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.