Le 6 juin 2025
Jokha Alharti, avec brio mais une inutile confusion, raconte la destinée hors norme d’un pays engagé dans une radicale mutation. Passionnant, par fulgurances.


- Auteur : Jokha Alharthi
- Editeur : Stéphane Marsan, Stéphane Marsan
- Nationalité : Oman
- Prix : Man Booker Prize
- Date de sortie : 24 mars 2021

L'a lu
Veut le lire
Résumé : A Awafi, village omanais, le destin de la famille de Maya, Asma et Khawla est bouleversé en même temps que la société omanaise.
Critique : Comme un aveu ou un avertissement, le choix d’entamer l’édition Poche des Corps célestes, titre simple et soyeux, par un schéma décrivant les ascendances et descendances de la famille au centre du récit est révélateur. Il est aisé d’anticiper un certain inconfort chez le lecteur au moment de recomposer mentalement les liens qui unissent tous les personnages. De fait, la narration montre de l’audace et un volume conséquent de personnages, augurant une grande saga familiale.
Le parti pris désarçonne, tant Alharti éclate sa narration dans le temps, bondissant d’une époque à l’autre sans crier gare, poussant à se référer à l’arbre généalogique de début d’ouvrage pour rester à flot. Le procédé séduit parfois, épuise le plus souvent, freinant la lecture pour des raisons qui confinent à la pédanterie. S’il peut y avoir du bon au nébuleux, du mauvais à donner trop facilement les clés du récit au lecteur, le résultat tient ici plus de la déroute déceptive que du chemin mystérieux.
A quoi s’accrocher, alors, dans ces Corps célestes, qui reste une lecture de choix ?
A la virtuosité poétique d’Alharti, notamment, qui justifierait à elle seule l’investissement du lecteur. La narration ne fait aucun cadeau et entraîne de naturels décrochages, qui se transforment joyeusement en savoureuses errances esthétiques, d’une incomparable douceur. Alharti n’a pas son pareil pour évoquer avec force subtilité le désir des corps ou les rêveries de ses personnages. Sans y aller de plain-pied, elle confère une fibre fantastique très singulière à son récit, qui s’imprime chez le lecteur à un niveau subconscient. Saluons ici le travail de Khaled Osman, qui traduit le roman en français depuis l’arabe littéral employé par l’autrice, saupoudré de dialogues en dialecte omanais.
De subtilité, elle use aussi, et surtout, pour conter le destin du personnage principal du roman : le sultanat d’Oman, dont elle est originaire et qui fait partie de ces pays dont l’Histoire fut chamboulée dans la deuxième partie du vingtième siècle, après qu’on a découvert sous ses terres des gisements de pétrole et de gaz. Niché au pied de la péninsule arabique, le sultanat connaît alors une tension extrême entre une soudaine modernité, et des us et coutumes qui semblent immuables. Ainsi, l’arrivée de la culture américaine, l’usage de la langue peu à peu anglicisé, le développement de la capitale, Mascate, en contraste avec des villages comme Awafi, la fin de l’esclavage ou encore l’arrivée des maisons en ciment... ce tourbillon de mutations est chroniqué avec un soin incomparable.
La persistance des traditions nuit notamment aux personnages féminins, sur lesquels le roman se focalise en grande partie. Alharti leur rend hommage et traduit leur relatif effacement dans l’espace public, le poids des normes qui pèse sur leurs épaules, jusque dans la position d’accouchement et la difficulté pour elles d’échapper à un destin tracé d’avance. Pour autant, le personnage d’Abdallah offre une autre perspective, tout aussi pertinente, qui révèle les schémas dans lesquels les hommes sont englués, notamment en matière de reproduction de la violence : son cheminement démontre, entre autres, qu’on ne brise jamais vraiment la chaîne de la violence familiale, mais qu’on a la possibilité de l’atténuer.
Jokha Alharti fait date avec ses Corps célestes, offrant à la langue arabe son premier prix Man Booker, qui jouit d’un prestige majuscule. Elle donne également une exposition inédite à son pays. Nul doute que de son esprit brillant mais abscons naîtront bien d’autres occasions de s’enthousiasmer.
Traduit de l’arabe (Oman) par Khaled Osman.
9€20
Format poche
343 pages
La chronique vous a plu ? Achetez l'œuvre chez nos partenaires !
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.