La fêlure
Le 21 décembre 2025
À pied d’œuvre scrute la condition de l’artiste d’aujourd’hui, non pas en victime mais en combattant. Valérie Donzelli fait de l’écriture un geste de résistance contre la violence du réel. Une réflexion lumineuse sur la puissance transformatrice de l’art.
- Réalisateur : Valérie Donzelli
- Acteurs : Claude Perron, Virginie Ledoyen, André Marcon, Marie Rivière, Valérie Donzelli, Bastien Bouillon, Mike Bujoli
- Genre : Drame, Drame social
- Nationalité : Français
- Distributeur : Diaphana Distribution
- Durée : 1h32mn
- Date de sortie : 4 février 2026
- Festival : Festival de Venise 2025
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Résumé : « Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune. » À Pied d’œuvre raconte l’histoire vraie d’un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l’écriture, et découvre la pauvreté.
Critique : Comment survit un artiste aujourd’hui ? Souvent dans une précarité sèche. Comédiens, scénaristes, réalisateurs, écrivains : tous tentent de tenir debout avec des avances dérisoires, quelques droits d’auteur, et des revenus qui plafonnent parfois à quatre cents euros mensuels, le bas-fond de l’échelle sociale dans un monde occidental qui continue de célébrer la création tout en l’affamant. C’est ce constat que porte le film, à travers l’obstination de Paul Marquet, interprété par Bastien Bouillon. Adapté du récit largement autobiographique de Franck Courtès, le film suit la trajectoire d’un ancien photographe qui gagnait correctement sa vie avant de tout abandonner pour écrire. Un choix radical, presque insensé, qui finit par payer : il publie, enchaîne les livres. Mais cette réussite symbolique s’accompagne d’un prix très concret : la pauvreté. Pour préserver ses matinées d’écriture, Paul accepte de vivre au strict minimum et multiplie les petits boulots : jardinier, déménageur, bricoleur, taxi, glanés sur une plateforme de services en ligne. Donzelli refuse pourtant tout misérabilisme. Paul ne se lamente pas ; il trouve même une forme de paix retrouvée dans ce déclassement choisi, loin du bruit et de la fureur. Les missions s’enchaînent, souvent absurdes, toujours épuisantes, dictées par une intelligence artificielle algorithmique qui distribue tâches et évaluations comme une entité froide et indifférente. Le film capte une fatigue lente, insidieuse, une violence sourde qui ne se manifeste jamais frontalement mais s’infiltre dans chaque geste, chaque déplacement. Rien de spectaculaire : seulement l’érosion continue d’un corps et d’un esprit qui s’obstinent à tenir. Devenu « jobber », Paul se retrouve à tondre une pelouse avec des ciseaux, à monter le meuble d’une bande de copines trentenaires, puis à arracher les ronces pourries des arbustes d’un balcon du 16ᵉ arrondissement, comme un domestique invisible dans un quartier qui ne le voit même pas. À chaque mission, il encaisse aussi un mépris de classe latent, réduit à une simple extension de l’application : un exécutant interchangeable, déshumanisé, que l’on commande comme on cliquerait sur un service. Valérie Donzelli filme ces scènes une à une, dans une économie du geste et de l’épure qui épouse la rigueur intérieure du personnage. Donzelli refuse la surenchère, ne grossit jamais la misère, et préfère filmer la discipline dans le sacrifice de soi. Paul accepte de rogner jusqu’à sa propre énergie vitale. Il consent à s’effacer pour préserver un espace intérieur, sa chambre à soi où l’écriture peut encore exister. Ce sacrifice silencieux devient la matière même du film.

- © Christine Tamalet / 2025 Diaphana Films. Tous droits réservés.
C’est un film d’une honnêteté désarmante. Donzelli y montre l’écriture pour ce qu’elle est vraiment : un travail quotidien, un chantier qu’on rouvre chaque matin, traversé de joie, de doute et de peur. La réussite n’y pèse presque rien ; ce qui compte, c’est le geste, sa droiture, sa persistance obstinée. Et c’est là que le film bascule : ce quotidien rude, ces tâches absurdes, ces humiliations muettes deviennent peu à peu matière première. Paul recycle ce qu’il endure, transforme le réel en matériau narratif, glissant vers une autofiction où les faits se déplacent, se recomposent, se réinventent. Le film prépare ainsi son véritable terrain : celui où l’artiste, par l’écriture, commence à sublimer ce qui l’écrase et à transfigurer le monde qui le nie, non par pur héroïsme, mais par nécessité vitale. Dans À pied d’œuvre, l’autofiction n’est jamais une vérité brute : elle est une construction, un geste qui organise le réel pour mieux le comprendre. Paul, comme Courtès avant lui, choisit ce qu’il retient de ses journées, ce qu’il laisse dans l’ombre, ce qu’il accentue ou déforme pour donner une forme à ce qu’il traverse. Et le spectateur, en retour, ne reçoit pas ces fragments comme un témoignage documentaire : il y projette ses propres expériences de travail, de fatigue, de déclassement. La vérité qui circule entre Paul et celui qui le regarde est donc mouvante, subjective, constamment retravaillée, une vérité façonnée autant par l’écriture que par la mise en scène de Donzelli, qui fait du réel un matériau malléable, jamais figé.
Comment Valérie Donzelli transpose‑t‑elle cette fictionalisation de soi dans le langage du cinéma ? Par petites touches, dans des interstices presque imperceptibles : des suspensions du temps, des ruptures de ton, des éclats de Super 8 qui viennent trouer le récit. Le grain de l’image ouvre alors une autre dimension, plus abstraite, comme si l’acte d’écrire contaminait le réel, le dédoublait, le rendait poreux. Ces inserts ne sont pas des effets : ce sont des respirations où l’on voit l’imaginaire prendre le dessus, où la vie se transforme déjà en matériau narratif. Donzelli déploie aussi un autre geste de mise en scène, plus discret mais tout aussi décisif. Puisque Paul devient une sorte d’entomologiste du réel, un scrutateur méthodique : elle le filme régulièrement en retrait, derrière un décor, une vitre, un pan de mur. Il observe la scène comme un metteur en scène clandestin, un orchestrateur silencieux, presque expulsé hors du film pour mieux en redevenir le maître. À mesure que le récit avance, chaque façade de magasin, chaque fragment de rue, chaque visage croisé deviennent pour lui une possibilité de récit, une entrée vers une mosaïque plus vaste : celle des vies minuscules, des existences effacées, des gens « morts à l’intérieur » qu’il a rencontrés dans ses petits boulots. À pied d’œuvre esquisse ainsi la condition de l’écrivain contemporain et, plus largement, celle de l’artiste relégué, sans jamais le réduire au statut de martyr. Donzelli lui confère une forme d’héroïsme discret : écrire devient un acte de résistance face à la brutalité du monde. Un film sur la sublimation par l’art, mais aussi un film politique, qui montre comment une société capitaliste promet la liberté pour mieux la confisquer, et comment elle engloutit les artistes dans le maelström de l’uberisation et de la précarité organisée.
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