Le 7 décembre 2025
La vie s’écoule silencieusement... est l’un des films les plus fragiles et les plus beaux de la période socialiste bulgare. Un murmure subversif dans un vacarme idéologique.
- Réalisateur : Binka Zhelyazkova
- Acteurs : Bogomil Simeonov, Georgi Georgiev-Getz, Emilia Radeva
- Genre : Drame, Noir et blanc
- Nationalité : Bulgare
- Distributeur : Malavida Films
- Durée : 1h45mn
- Titre original : Zhivotut si teche tiho...
- Date de sortie : 10 décembre 2025
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– Année de production : 1988
Résumé : Milieu des années 1950. L’ennemi nazi est vaincu, la révolution socialiste bulgare a triomphé. Pavel, le fils de Zhelyo et Lyuba, un couple d’anciens partisans, revient à la maison. Ses parents lui apprennent qu’ils sont séparés. Après le choc, c’est l’incompréhension puis la colère. Mais la rupture semble confirmée et définitive. Reprenant contact avec les autres membres du groupe qu’ils formaient dans la résistance, Pavel comprend que l’idéal qui les réunissait tous auparavant semble s’être estompé.
Critique : À l’occasion de la rétrospective "Binka Jeliazkova, éclat(s) d’une cinéaste révoltée (Malavida Films) (10 décembre 2025), nous nous sommes penchés sur son premier long métrage : La vie s’écoule silencieusement..., un murmure subversif dans un vacarme idéologique.
Après trois ans de formation en Union soviétique, Pavel, ancien partisan, rentre en Bulgarie et intègre le Comité régional du Parti. À son arrivée, il constate que la situation a changé : ses camarades d’armes sont en froid et leur sort est tragique. Son père, Zhelyo, député et ancien commandant partisan, semble avoir perdu tout contact avec la réalité ; toute son attention est concentrée sur le projet de monument aux partisans.
Il est impossible d’aborder La vie s’écoule silencieusement... sans rappeler la chape de plomb idéologique qui comprimait la Bulgarie des années 1950-60. Le pays, satellisé par Moscou, expérimente alors une version particulièrement sourcilleuse du socialisme d’État ; une bureaucratie tatillonne, armée d’un appareil policier nerveux, veille à ce que chaque image filmée contribue à l’édification du citoyen modèle. Le cinéma, naturellement, devient un champ de bataille : les studios nationaux sont à la fois pépinière de talents et bastion d’orthodoxie idéologique.
C’est dans ce climat étouffant que Binka Jeliaskova tourne ses films, oscillant constamment entre l’ardeur à témoigner du réel et la crainte de voir son œuvre frappée du sceau infamant de « décadence bourgeoise ». Le simple fait qu’un film ose s’aventurer du côté du doute, de l’ambiguïté ou du questionnement moral suffit alors à déclencher l’alarme des censeurs.
Réalisatrice trop rare, trop franche, trop pénétrante pour le régime qu’elle servait pourtant en apparence, Binka Jeliaskova fut l’une des figures les plus singulières du cinéma bulgare. Formée à une époque où l’on demandait aux cinéastes d’être des « ingénieurs des âmes », elle préfère, elle, disséquer les crevasses psychiques, scruter les interstices où l’humain échappe aux dogmes.
Sa filmographie n’a cessé d’être entravée. Films censurés, mis au placard, interdits de diffusion, autorisations de tournage suspendues : la vie professionnelle de Jeliaskova ressemble à un long parcours d’humiliations silencieuses. Mais cette adversité nourrit son esthétique. Sa mise en scène, tendue, nerveuse, souvent fragmentée, semble elle-même vouloir se libérer d’un carcan.
L’artiste vit donc un double exil : politique — celui de la mise à l’écart — et intérieur — celui d’une femme tentant de formuler une parole authentique dans un environnement hostile. À travers ses œuvres, elle invente une langue visuelle qui déjoue les injonctions du réalisme socialiste sans les affronter frontalement : symbolisme, ellipses, rythmes atypiques, visages filmés comme autant de paysages intérieurs.
La vie s’écoule silencieusement… frappe d’emblée par son austérité. Jeliaskova privilégie une mise en scène presque ascétique, où les gestes deviennent signifiants et les regards, de véritables tunnels métaphysiques. Les choix de cadre — souvent resserrés, parfois oppressants — semblent traduire l’idée que l’individu, privé d’espace symbolique, rétrécit jusqu’à devenir une simple silhouette parmi d’autres. Le montage, nerveux mais jamais tapageur, génère une temporalité discontinue, comme si la réalisatrice suggérait que le temps du régime — figé, mécanique, sans respiration — n’est pas le temps véritablement vécu par ses personnages. Ces derniers paraissent souvent suspendus entre deux mondes : celui de l’idéologie et celui de leur propre conscience.
Loin d’un pamphlet explicite, le film adopte un geste plus périlleux : dire le politique sans le nommer, dénoncer en creux ce qui ne peut l’être frontalement. Jeliaskova montre comment un système peut désaffecter l’être humain, l’arracher à sa propre intériorité, substituer au sujet pensant une marionnette sociale. Le silence du titre est celui imposé par l’appareil politique, un silence qui n’absorbe pas la vie mais l’étouffe progressivement. Les dialogues deviennent presque accessoires : les corps, les visages, les matières racontent davantage. Le politique, chez Jeliaskova, est une vibration souterraine : on ne montre pas la tyrannie mais l’effet corrosif.
Au-delà de la critique du régime, la cinéaste interroge la part d’ombre constitutive de l’existence humaine. Il y a, dans le film, quelque chose d’un rituel funèbre, d’une méditation sur la manière dont les systèmes politiques, sociaux et moraux vampirisent la liberté intérieure. Jeliaskova pose une question lancinante : que reste-t-il de l’humain lorsque tout est régi par un discours qui prétend définir le « bien » pour lui ? Chaque personnage apparaît comme une île menacée d’engloutissement. La caméra, en s’attardant sur des détails qui semblent insignifiants (un sourire crispé, un geste interrompu, un regard perdu dans un hors-champ inaccessible) exhume des parcelles de vérité intime. Le film est ainsi traversé par une philosophie de la résistance infime : résister, ici, ce n’est pas se révolter ; c’est simplement continuer à sentir, à douter, à respirer.
La vie s’écoule silencieusement… demeure l’un des films les plus fragiles et les plus beaux de la période socialiste bulgare, c’est parce qu’il parvient à conjuguer la rigueur de la forme et la puissance du non-dit. Jeliaskova filme l’humain comme un territoire que l’idéologie ne parvient jamais complètement à coloniser. Dans ce murmure, dans cette vie qui s’écoule malgré tout, se niche un geste profondément politique : la réaffirmation, obstinée et lumineuse, de la dignité intérieure.
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