Le 4 juillet 2019
Dans un bois crépusculaire à la fin du XVIIIe siècle, Albert Serra saisit l’élégance jusque dans une cascade d’urine. Aussi oppressante que magnétique, cette balade libertine, d’une profondeur inouïe, est un bijou plastique minimaliste et réflexif.
- Réalisateur : Albert Serra
- Acteurs : Helmut Berger, Iliana Zabeth, Marc Susini, Baptiste Pinteaux, Theodóra Marcadé
- Genre : Drame, Historique, Érotique
- Nationalité : Espagnol
- Distributeur : Dulac Distribution
- Durée : 2h00mn
- Titre original : Personalien
- Âge : Interdit aux moins de 16 ans
- Date de sortie : 4 septembre 2019
- Festival : Festival de Cannes 2019
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Résumé : Madame de Dumeval, le duc de Tesis et le duc de Wand, libertins expulsés de la cour puritaine de Louis XVI, recherchent l’appui du légendaire duc de Walchen, séducteur et libre penseur allemand, esseulé dans un pays où règnent hypocrisie et fausse vertu. Leur mission : exporter en Allemagne le libertinage, philosophie des Lumières fondée sur le rejet de la morale et de l’autorité, mais aussi, et surtout, retrouver un lieu sûr où poursuivre leurs jeux dévoyés. Les novices du couvent voisin se laisseront-elles entraîner dans cette nuit folle où la recherche du plaisir n’obéit plus à d’autres lois que celles que dictent les désirs inassouvis ?
Critique : Après les déambulations d’un Casanova presque mort-vivant dans Histoire de ma mort, après l’atmosphère de putréfaction de La Mort de Louis XIV, Albert Serra explore le stupre libertin et son goût de déliquescence. Si le décor change, passant d’un huis clos fastueux à un bois noueux et obscur, on y retrouve la même stase et le même engourdissement - où Helmut Berger, autre roi déchu, se superpose à Jean-Pierre Léaud. C’est un hymne à la lenteur qui sublime la contemplation. En glissant de la disparition à l’abandon érotique, la trajectoire du cinéaste catalan reste des plus limpides : d’un monde à l’autre, toujours le même détachement ou la même douce ironie. Foudroyants de beauté comme de déplaisir, les plans fixes de Liberté se présentent comme un monde où le regard se perd. Mélange complexe de lumière naturelle et artificielle, la photographie se donne d’elle-même comme une vision mentale ou métaphysique. À l’instar des badauds guettant ou assistant aux ébats sadiens à la tombée de la nuit, le spectateur se veut malgré lui un voyeur. Pris au piège des fantasmes de quelques aristocrates poussés à s’isoler pour mener à bien leurs transgressions, il est acculé entre splendeur et dégoût, au gré des scènes fantomatiques filmées comme des natures mortes. Au détour de quelques violences sadiques, de jets d’urine en cascade ou encore d’un anus goulument léché, la radicalité d’Albert Serra affleure, paradoxalement nantie d’une extrême délicatesse. Dans un silence de mort et avec une extrême résolution, parce que le verbe liminaire ne peut plus alors servir la jouissance, les corps se croisent, s’observent avant éventuellement de s’adonner à une étrange sensualité, cristallisée dans le néant de l’indétermination. Un plaisir sans autre orgasme que mental, une volupté qui ne trouve – voire ne recherche – jamais d’autre épanchement que dans l’imaginaire. Ainsi, les sexes s’en tiennent à la mollesse et les fluides ne coulent pas. Tout dans la mise en scène participe de cette sublimation de l’irrésolution.
- Copyright Idéale Audience/Rosa Filmes/Andergraun Film/Román Yñán/Sophie Dulac Distribution.
Bien que peu aimable, car incontestablement illustratrice d’un inconscient refoulé, il serait trompeur de voir dans la démarche du réalisateur une quelconque velléité de choc. Son simple dessein est au contraire celui d’un poète sondant la liberté jusque dans ses contradictions, avec ce qu’elle a de plus beau (ici, par exemple, l’entremêlement utopique des corps idéalisés et des chairs les plus laides et repoussantes – génial mariage de l’impossible), de plus politique et de plus pernicieux (une propension à la mort et à la décadence). Même si notre époque pudibonde va évidemment blâmer Liberté, tout en se dédouanant d’une quelconque offense morale, nul doute que la douce irrévérence de Serra (qui ne fait qu’effleurer les écrits du marquis de Sade) ne manquera pas au fond d’en contrarier plus d’un : à Cannes, le tiers des spectateurs avait fui la salle Debussy, avant la fin de la séance à Un certain regard, quelques jours avant la polémique Mektoub my love : Intermezzo. En cela, le sixième film d’Albert Serra est une œuvre qui, à la fois, hypnotise et divise, un univers au croisement de la fresque historique et de la rêverie mystique, à la façon du Michel Tournier de Vendredi ou les Limbes du Pacifique – loin, donc, du sulfureux Salo ou les 120 Jours de Sodome auquel quelques-uns voudraient le rapprocher. L’on pourrait s’appesantir face au côté catalogue du film (pour sa dimension de feuilletage licencieux), mais non : le voyage qu’il procure, couronné par ce fameux final en forme de tempête tellurique – force fascinante irradiant tout à coup la forêt – est une expérience essentielle. De quoi rappeler que le cinéma ne se résume pas seulement ni fatalement, en dépit aujourd’hui des idéologies larvées dans le gant de velours de quelques géants de l’industrie, à un espace de convention rassurant et bien-pensant. Objet poreux et volontiers rebutant, ce septième art-là doit aussi expérimenter et ouvrir sur un regard singulier. C’est ce que fait Liberté et c’est passionnant.
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