Le 25 novembre 2025
Avec Bugonia, Yórgos Lánthimos signe la fin d’un cycle et l’apogée de son cinéma, porté jusqu’à ses limites les plus vertigineuses. Dans cette fable abracadabrante où s’opposent un complotiste halluciné et une technocrate anesthésiée, se déploie la bataille des idéologies, où l’incommunicabilité devient le moteur d’une chute universelle.
- Réalisateur : Yórgos Lánthimos
- Acteurs : Alicia Silverstone, Emma Stone, Jesse Plemons, Aidan Delbis, J. Carmen Galindez Barrera
- Genre : Science-fiction, Fantastique, Thriller, Comédie fantastique
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Universal Pictures France
- Durée : 2h00mn
- Titre original : Bugonia
- Âge : Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement
- Date de sortie : 26 novembre 2025
- Festival : Festival de Venise 2025
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Résumé : Deux jeunes hommes obsédés par les théories du complot enlèvent la PDG d’une grande compagnie, convaincus qu’elle est en réalité une extraterrestre dont la mission est de détruire la planète Terre.
Critique : Bugonia s’impose sans conteste comme l’œuvre la plus aboutie de Yórgos Lánthimos, maître dans le maniement de l’humour noir et de la comédie sociopolitique mordante. Poursuivant sa collaboration avec Emma Stone, véritable double féminin, incarnation thématique à l’écran où se cristallisent ses névroses depuis La Favorite, et poussée à l’extrême dans Kinds of Kindness. Lanthimos semble ici parvenir au terme d’un cycle. L’histoire abracadabrante de l’enlèvement d’une PDG d’un groupe pharmaceutique par deux complotistes dégénérés, qui la séquestrent et la torturent dans leur sous-sol sans procès, devient le terrain d’une confrontation idéologique. La richesse du film ne réside pas seulement dans sa mise en scène surréaliste, ses effets hallucinés en noir et blanc ou son montage heurté, mais dans la manière dont il dynamite le drame psychologique absurde pour le transformer en affrontement entre deux pôles qui structurent notre monde contemporain, ou du moins ceux qui saturent l’espace médiatique et semblent mener les rouages d’une nouvelle guerre culturelle. D’un côté, le complotisme paranoïaque façon QAnon ; de l’autre, la technocratie capitaliste et autoritaire de la Silicon Valley incarnée par Elon Musk ou Mark Zuckerberg. Deux extrêmes qui brouillent la compréhension du réel et s’abandonnent avec un plaisir communicatif à une guerre des idéologies où le langage lui-même s’effondre. C’est bien de cette faillite du langage et, par extension, de celle du monde, que parle Bugonia. Lánthimos, indifférent aux êtres humains en dehors des mécanismes narratifs et thématiques qu’il construit, les enferme dans le cadre serré de sa longue focale, comme des spécimens observés dans un vivarium : métaphore implacable de notre société occidentale.

- Emma Stone
- © 2025 Focus Features. Tous droits réservés.
De la même manière qu’Eddington d’Ari Aster, western apocalyptique sur une Amérique en perdition, que je qualifierais de film chaotique sur le chaos, Aster étant par ailleurs producteur de Bugonia, ou quelques mois plus tard avec Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson, qui racontait le tournant fasciste des États-Unis dans une forme évoquant le thriller urbain des années 1970, ou encore la même année avec Civil War d’Alex Garland, qui imaginait une nouvelle guerre civile américaine dans une uchronie révélant le pouvoir démiurgique des images comme réinterprétation du réel, le cinéma des années 2020 embrasse pleinement le grand Mal qui empoisonne notre monde. Il interroge comment le repli sur soi et le renforcement des croyances au sein de microcosmes mènent à la perte de l’humanité. Lánthimos, plus que dans ses précédents films, choisit de nous attacher à des protagonistes totalement amoraux et dépourvus de repères émotionnels traditionnels : Teddy, apiculteur à ses heures perdues et employé d’une ligne pharmaceutique responsable de l’empoisonnement de sa mère, devenu complotiste invétéré nourrissant une haine qui déshumanise quiconque ne se rallie pas à sa cause ; face à lui, Michelle Fuller, PDG technocrate sans foi ni loi, dont l’unique projet est d’augmenter le rendement de ses usines et la productivité de ses salariés. Elle n’existe qu’à travers le travail et ses bureaux impersonnels, le film ne révélant rien de sa vie personnelle, si ce n’est une routine matinale faite de soins régénérants et de séances de sport où son professeur devient punching-ball. La performance géniale d’Emma Stone fait mouche : son visage faussement impassible semble prêt à exploser à chaque instant. À ses côtés, Jesse Plemons incarne une folie froide et malsaine. Tous deux s’en donnent à cœur joie et trouvent en Lánthimos un écrin parfait pour libérer leurs pulsions. Les acteurs apparaissent métamorphosés à l’image, comme transcendés.

- Emma Stone, Aidan Delbis, Jesse Plemons
- © 2025 Focus Features. Tous droits réservés.
Le cynisme habituel de Yorgos Lanthimos trouve un écho saisissant dans Bugonia. Plus qu’un simple thriller paranoïaque, c’est une œuvre provocatrice, sombre, poignante et drôle, qui explore les maux de notre époque en brassant des motifs aussi variés que le pouvoir, la lutte des classes, les inégalités sociales, la responsabilité des entreprises, l’aliénation, et plus encore l’effondrement écologique et culturel. Bien que ce ne soit pas son film le plus déjanté, Bugonia frappe par la noirceur qu’il inflige à son spectateur. À travers le regard de Lánthimos, on ressent un désespoir profond pour le monde. La conclusion, que je ne dévoilerai pas dans ses détails, prend la forme d’une succession de plans fixes mortifères, mi-drôles mi-trash, qui n’auraient pas déparé dans le They Live (Invasion Los Angeles dans son titre français) de John Carpenter tant l’écho y est étrange. Elle montre une humanité endormie, neurasthénique, peut-être pas morte, mais déréalisée : toujours inscrite dans des structures globalisées et des environnements proches de notre réalité, mais réduite à une vitrine de produits à vendre, témoignage d’un renoncement à l’intelligence et d’une annihilation équivoque de toute pensée et de toute autodétermination. De là à dire que Lánthimos suggère que nous sommes déjà morts à l’intérieur depuis longtemps, sans en avoir conscience, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas. Mais l’idée demeure : l’humanité s’autodétruit depuis des siècles, et peut-être est-il temps qu’une autre force lui assène le coup de grâce.
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